A propos d’ Ajami, film israélien de Yaron Shani et Scandar Copti.
D’un
film réalisé par deux israélo-palestiniens, l’un arabe et l’autre juif, le
spectateur pouvait s’attendre à ce qu’il creuse d’une manière frontale
le sillon du conflit pluridécennal opposant leurs communautés
respectives et qu’il exhorte plus que d’autres encore à une paix jusqu’à
présent introuvable. Si Ajami,
de Scandar Copti et Yaron Shani milite en effet en faveur de ce dernier
objectif, il emprunte pour exposer ses arguments et fait emprunter au
spectateur un itinéraire filmique singulier restituant à la situation
toute sa complexité et misant sur la sensibilité autant que sur
l’intelligence de qui le regarde. C’est cet original parti pris de
cinéma qui fait sa valeur et son intérêt.
En
s’attachant à des réalités plus sociales que politiques et en suivant
sur ces bases des trajectoires individuelles, en ne limitant pas non
plus le tableau à l’affrontement entre Israéliens et Palestiniens, il
élargit la perspective et conduit le spectateur à reconsidérer le
contexte et ses acteurs. Cette orientation qui donne à voir des
rivalités violentes de clans, des trafics et la confrontation des
principaux personnages plutôt à la police israélienne qu’à l’armée n’en
fait pas pour autant un film de genre, mais la chronique d’une réalité
complexe que les représentations habituelles ne mettent pas en évidence,
une réalité dont les différents acteurs, loin d’être séparés, partagent
en fait un même destin.
Un centre de gravité déplacé
La
durée et la permanence du conflit entre Juifs et Arabes au
Proche-Orient, comme l’impossibilité d’en trouver l’issue malgré des
tentatives successives pour y parvenir conditionnent les préoccupations
du cinéma israélien. S’il ne se détourne pas de la réalité, Ajami
l’appréhende pour sa part d’une manière inattendue qui conduit le
spectateur à ne plus seulement considérer les personnages du récit comme
les protagonistes du conflit, mais comme des humains confrontés à des
tragédies qu’ils s’efforcent de conjurer par leur action.
En
premier lieu, il place au centre du récit la communauté arabe d’Israël.
Sa mise en évidence dès le début du film et les événements qui la
perturbent pourraient même faire croire au spectateur que l’action se
déroule dans un autre pays de la région. Les Juifs sont absents de cette
partie du film et Tsahal, l’armée israélienne, n’intervient à l’écran –
d’ailleurs plutôt discrètement - qu’au bout de trente minutes.
Ce choix de Shani et Copti n’est pas tant dicté par le désir de donner à
voir vivre cette partie de la population israélienne qui n’est pas
juive et que le cinéma national néglige, que de déplacer le centre de
gravité du sujet « conflit israélo-palestinien » vers des réalités qui
ne sont pas en relation directe avec celui-ci, mais qui rendent
néanmoins compte de l’état de ce pays aujourd’hui. Leur choix vise aussi
à prendre à contre-pied les attentes du spectateur codifiées par la
connaissance et l’expérience obsédante qu’il a d’un conflit dont la
permanence pèse sur les consciences comme sur tous les scénarios et les
images de cinéma ou de télévision qui s’y rapportent. Ce contre-pied est
imposé comme préalable à une appréciation renouvelée du problème.
D’emblée
surgit ainsi la violence, surprenante et brutale, dans la communauté
arabe d’Israël que le film commence à nous décrire, mais elle s’avère ne
pas être le résultat du contexte politique, mais celui d’activités
illégales internes à cette communauté. Le procédé décrit une société
définie par l’omniprésence de la violence et la menace qu’elle fait
peser sur tous et, en même temps, une société unie par les souffrances
que ses membres supportent quelle que soit la communauté à laquelle ils
appartiennent, une société multiple dont les composantes sont en
définitive liées par un destin commun ainsi que le film cherchera à
l’établir au long du récit qu’il structure.
Un film de genre ?
Les premières séquences qui n’entraînent pas le spectateur sur le
terrain attendu du conflit israélo-palestinien et décrivent des
règlements de compte en cascade, le trafic pourtant dérisoire autour
d’un sachet de drogue et les interventions récurrentes des policiers
israéliens ont laissé penser à une partie de la critique qu’elle se
trouvait en présence d’un film de genre, un gangsta movie dont elle saluait d’ailleurs la réussite. Il a pu être ainsi écrit qu’Ajami
marquait à cet égard une parenté avec l’univers cinématographique de
Scorsese et de Tarentino. Nous ne partageons pas ce point de vue qui
procède d’une lecture superficielle.
Le
film de Copti et Shani n’est pas un film d’action dont l’organisation
serait subordonnée au respect des codes narratifs d’une catégorie de
films. Il ne s’intéresse ni à une minorité nationale spécifique à
l’instar de Scorsese, ni au milieu du banditisme et il n’a pas davantage
les visées ludiques et référentielles des films réalisés par Tarantino.
Il met au contraire sur un pied d’égalité les communautés qu’il
présente et ne s’attache pas tant d’ailleurs à des groupes qu’à des
individus. Ses principaux personnages montre leur amateurisme en matière
de délinquance. Ils n’y recourent que du fait du blocage de leur
situation et en désespoir de trouver une solution meilleure. Et ils
échouent dans leurs tentatives faute de posséder les dispositions et
l’expérience que ces activités impliquent.
En
conduisant de la sorte leur récit filmique, les réalisateurs ne
cherchent pas à acclimater au Proche-Orient les standards
cinématographiques hollywoodiens, mais bien à nous rendre sensible
l’impasse d’une situation qui n’a pas besoin d’opérations militaires
pour être tragique. Un tiers du film passera avant que ne soient
montrées les réalités oppressantes d’un pays en guerre et, à aucun
moment, les membres de l’armée israélienne ne se manifesteront dans des
actions guerrières contre ceux qu’ils considèrent comme leurs
adversaires.
Une diversité de clivages que le film appelle à dépasser
Ajami
montre un Israël dont la population ne peut être réduite à une
opposition entre Arabes et Juifs. L’agression du début est le fait d’un
clan bédouin dont certains des membres rackettent les commerçants
palestiniens. Abou Elias, l’Arabe chrétien, dont l’entremise offre un
sursis au jeune Omar que les Bédouins veulent exécuter par vengeance,
choisira plus tard de perdre celui-ci en le dénonçant à la police
israélienne pour mettre un terme à la relation que le jeune homme
entretient avec sa fille, Nadir. Binj, un palestinien qui a une liaison
avec une Juive, se voit rejeté par ses amis arabes, quand il leur
apprend qu’il envisage d’aller vivre avec elle dans un autre quartier.
Et l’on entend aussi dans Ajami
un Palestinien des territoires venu chercher clandestinement du travail
en Israël et rejeté par les Arabes qui y sont déjà établis déclarer que
« Les Arabes d’Israël sont pire que les collabos ».
Par
ces exemples d’oppositions communautaires et même intra-communautaires,
le film de Scandar Copti et Yaron Shani fait le constat d’une réalité
sociale complexe, des habitudes séparatistes qui la modèlent et de la
difficulté de faire vivre ensemble des individus se réclamant de groupes
d’appartenance différents, mais il relativise aussi par là le clivage
principal entre Arabes et Juifs. En misant sur des personnages qui ne
respectent pas ces clivages et en subissent les conséquences, Ajami ne
reconnaît pas l’impossibilité d’une évolution, mais met en lumière
l’absurdité tragique de cet état de fait et incite à son dépassement.
Des destins qui s’interpénètrent, des douleurs qui se répondent
Par leur collaboration, les réalisateurs d’Ajami
n’ont pas pour visée une plus grande objectivité dans le tableau qu’ils
présentent de la situation au Proche-Orient, une objectivité qui
découlerait du fait que chacun d’entre eux deux garantirait par son
action dans le processus créatif que le point de vue de sa communauté
soit exposé avec fidélité. Leur propos est ailleurs.
Il
s’affirme déjà dans la possibilité qu’ils mettent en évidence non pas
de travailler l’un à côté de l’autre, mais de travailler ensemble, de
partager le même regard sur la situation qu’ils décrivent. S’affirme
derrière leur projet commun l’idée d’un dépassement du conflit. Au-delà,
leur propos s’exprime dans le film par la démonstration qu’ils font des
liens inattendus créés par le réel (celui de leur fiction, bien sûr)
entre des personnages appartenant à des communautés distinctes
entretenant pourtant les clivages entre elles. Des faits impliquant
différents personnages sans liens entre eux sont successivement exposés
qui se révèlent constituer ensemble les maillons d’une chaîne de
causalités.
Comme
avec la montre que le jeune Malek, travailleur clandestin palestinien,
offre en toute innocence et en signe de gratitude à son employeur Arabe
chrétien et qui sera à l’origine de la tragédie finale, Ajami
montre l’interpénétration des destins dans l’espace géopolitique
israélo-palestinien. Ce que fait l’un a une incidence sur la vie de
l’autre et il n’est pas possible pour un individu d’échapper au
contexte. La rigidité des clivages n’empêche pas les destins de
s’interpénétrer, mais elle usine des engrenages capables de broyer les
individus, y compris certains très éloignés du conflit initial. Ainsi
Dando aurait-il été abattu par Nasri sans le conflit entre Bédouins et
Palestiniens qui ouvre le film ?
La
lucidité du constat sur les clivages intercommunautaires n’empêche pas
les réalisateurs de mettre en avant les personnages qui les rejettent et
qui franchissent les frontières culturelles: Omar, Nadir, Binj et sa
compagne juive. La tragédie ne résultera pas de leur initiative, mais de
la résistance de leur communauté à admettre ces alliances.
Exposant ce contexte qui aspire les personnages vers une issue fatale, Ajami
montre que toutes les douleurs se valent. Les Israéliens pouvaient être
maintenus dans le statut de l’opposant et même de l’oppresseur, mais le
film les révèlent comme un autre soi-même, comme Omar, Nasri ou Binj.
L’accablement de la famille juive du policier Dando devant la
disparition, puis la confirmation de la mort du plus jeune de ses fils
n’est pas moins digne de compassion que celle d’Omar après la mort de
son jeune frère, Nasri. Le film décrit de scène en scène, d’un
personnage à l’autre les mêmes angoisses, les mêmes détresses. En
stimulant sans exclusive la compassion du spectateur, il appelle
celui-ci à dépasser ses a priori, à regarder l’autre avec une
sensibilité bienveillante. Un autre qui ne sera pas le même pour tous
les spectateurs : tantôt arabe, tantôt juif, tantôt musulman, tantôt
chrétien.
Une construction pédagogique du récit
Il
n’est pas indifférent que le film débute sur l’assassinat d’un jeune
adolescent pris par les tueurs pour un autre et s’achève par la mort
d’un enfant, jusque-là présenté comme le narrateur du récit. Il
affirmait dans ce rôle avoir la prescience de l’imminence d’une tragédie
et c’est au final lui-même qui en est la victime. Ce choix conjugue la
condition de victime à l’innocence. C’est un contexte destructeur sur
lequel les hommes n’ont plus prise qui les mène à la mort.
Le
montage du film ne se résume pas ici à un assemblage intelligible des
plans et des séquences. Ainsi ne faut-il pas interpréter comme un
enchaînement à intention esthétique ou visant la fluidité des
transitions le raccord image entre le coup de feu clôturant la séance de
tir au pistolet dans le terrain vague et l’envol des oiseaux dans un
autre lieu, mais bien comme une indication de l’imbrication étroite des
espaces sur ce territoire : ce qui est fait ici a un effet ailleurs. Le
montage participe aussi à conduire le spectateur à une remise en
question de ses a priori, à une révision de sa perception première des
événements relatés.
Ajami
ne repose pas en effet sur une construction linéaire. Les péripéties du
récit se succèdent dans un ordre que le spectateur est fondé à
considérer dans un premier temps comme chronologique - même si la
succession des séquences recourt à l’ellipse -, alors qu’il ne l’est
pas. Dans un second temps, des éléments d’information supplémentaires
lui sont fournis qui l’obligent à réviser son appréhension première des
faits présentés, à comprendre que la vérité n’est pas là où il la
supposait, c'est-à-dire à constater son erreur. Pour restituer
l’intégralité des faits, le film utilise un instrument : le flash-back.
La propriété du flash-back est ici de revenir sur une information, de
la montrer à nouveau avec des détails non encore dévoilés et sous un
angle ou suivant un point de vue inédit.
Ainsi,
l’ordre initial du montage laisse croire au spectateur que Binj a été
la victime des policiers israéliens qui ont fait de nuit irruption chez
lui. Des séquences supplémentaires qui manquaient jusque-là rétabliront
la continuité des événements et le rôle de chacun et éclaireront sa mort
d’une tout autre manière. Le décès de Binj s’avèrera alors relever
d’une cause accidentelle.
Cette désorientation du spectateur ne répond pas à une finalité
esthétique ou d’écriture. C’est le moyen choisi par les réalisateurs
pour engager celui-ci dans une réflexion sur les apparences, sur les
idées préconçues qui dirigent la compréhension du réel et conduisent à
l’erreur d’appréciation. Le procédé invite le spectateur – juif, arabe,
européen - à regarder à nouveau ce qu’il a vu (passer du voir au
comprendre) en prenant cette fois en compte l’ensemble des éléments du
tableau, en identifiant toutes les articulations factuelles conduisant
le récit là où ses auteurs le mènent, en accueillant sans rejet toutes
les potentialités évoquées par le film. Par sa construction, Ajami incite à un changement de point de vue sur les événements et les hommes qui les vivent.
La fatalité et l’espoir
Les contraintes pesant sur les personnages et les tragédies que les accablent induisent une lecture pessimiste d’Ajami
que le dénouement semble confirmer. Pourtant ce que laisse apparaître
un examen plus attentif du film invite là encore à reconsidérer un
premier jugement.
Omar, le personnage central d’Ajami,
parvient à se tirer du mauvais pas où sa quête obsédée d’une issue à sa
situation l’a conduit. Et sa fuite ne s’avère pas une fin. Il
interrompt sa course dans les rues de la ville et, en se tournant vers
la caméra, délivre en voix off un message aux spectateurs : « Ouvrez
les yeux », au moment où, l’écran devenu noir, débute le générique.
Cette injonction prolonge et signe la démarche suivie par les auteurs du
film à l’égard de ce même spectateur. La structure singulière du
montage l’invite à ne pas être seulement le témoin résigné d’un
mélodrame, mais un observateur attentif et ouvert, conscient de la
nécessité de transcender les clivages irréductibles et les oppositions
perpétuelles. Ajami l’incline à réviser son appréhension de la question et à compter sur l’Humain.
Michel Chandelier